L’Assignation Injustifiée en Référé : Enjeux, Conséquences et Stratégies de Défense

L’assignation en référé constitue une procédure d’urgence permettant d’obtenir rapidement une décision provisoire du juge. Toutefois, lorsqu’elle est utilisée de façon abusive ou sans fondement légitime, cette procédure peut se transformer en instrument de pression ou de harcèlement judiciaire. Face à la multiplication des contentieux, le nombre d’assignations injustifiées en référé ne cesse d’augmenter, créant un véritable enjeu pour les praticiens du droit comme pour les justiciables. Cette pratique soulève des questions fondamentales sur l’équilibre entre le droit d’agir en justice et la nécessité de prévenir les procédures téméraires. Quels sont les critères permettant de qualifier une assignation de référé d’injustifiée? Quels recours s’offrent aux victimes de telles procédures? Comment le droit français encadre-t-il ces pratiques?

Fondements juridiques et caractérisation de l’assignation injustifiée en référé

L’assignation en référé trouve son fondement juridique dans les articles 484 à 492 du Code de procédure civile. Cette procédure exceptionnelle permet d’obtenir rapidement une mesure provisoire dans les cas d’urgence ou pour faire cesser un trouble manifestement illicite. Cependant, le caractère injustifié d’une assignation en référé se manifeste lorsque les conditions légales requises pour recourir à cette procédure ne sont manifestement pas réunies.

Pour qu’une assignation en référé soit considérée comme légitime, plusieurs conditions cumulatives doivent être satisfaites. Tout d’abord, l’urgence doit être caractérisée, ce qui implique que le demandeur ne peut attendre l’issue d’une procédure au fond sans subir un préjudice substantiel. Ensuite, les mesures sollicitées doivent présenter un caractère provisoire, n’ayant pas autorité de chose jugée au principal. Enfin, l’absence de contestation sérieuse est requise, signifiant que le juge des référés ne peut trancher un litige complexe nécessitant un examen approfondi.

Une assignation devient injustifiée lorsqu’elle est détournée de sa finalité légitime. La Cour de cassation a eu l’occasion de préciser dans un arrêt du 28 janvier 2015 que « constitue une procédure abusive l’assignation en référé manifestement dépourvue de fondement juridique ». Le caractère injustifié peut se manifester de plusieurs façons:

  • Absence manifeste d’urgence, lorsque la situation invoquée perdure depuis longtemps sans action du demandeur
  • Existence d’une contestation sérieuse évidente dès le dépôt de l’assignation
  • Demandes visant à obtenir des mesures définitives sous couvert de provisoire
  • Utilisation répétée de la procédure de référé pour les mêmes faits déjà jugés

La jurisprudence a progressivement affiné les contours de cette notion. Dans un arrêt du 9 septembre 2020, la Cour d’appel de Paris a considéré qu’une assignation en référé était injustifiée lorsque « les éléments produits ne permettaient manifestement pas de caractériser l’urgence invoquée et que le demandeur ne pouvait l’ignorer ». De même, la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 juillet 2019, a confirmé qu’une assignation en référé constituait un abus lorsqu’elle était « manifestement vouée à l’échec dès l’origine ».

La qualification d’assignation injustifiée ne doit pas être confondue avec la simple défaite judiciaire. Le droit d’agir en justice est un droit fondamental protégé, et le simple fait de perdre une procédure ne suffit pas à caractériser l’abus. C’est la mauvaise foi, l’intention de nuire ou la légèreté blâmable qui transforment une assignation en référé en procédure injustifiée, susceptible d’engager la responsabilité de son auteur.

Les conséquences juridiques et financières pour les parties

L’assignation injustifiée en référé engendre des répercussions significatives tant pour le défendeur qui la subit que pour le demandeur téméraire. Sur le plan juridique, le défendeur se retrouve contraint de mobiliser des ressources pour organiser sa défense dans des délais souvent très courts, caractéristiques de la procédure de référé. Cette précipitation peut compromettre la qualité de sa défense et l’exposer à des mesures provisoires préjudiciables.

Pour le défendeur, les conséquences financières sont multiples. Les frais d’avocat constituent la charge la plus immédiate et souvent la plus conséquente. Selon le barreau de Paris, les honoraires moyens pour une procédure de référé oscillent entre 1500 et 5000 euros, montant qui peut s’avérer considérable pour un particulier ou une petite entreprise. S’y ajoutent les frais d’huissier pour les constats éventuels, les consultations d’experts pour contredire les allégations du demandeur, et parfois même les pertes d’exploitation liées au temps consacré à la défense judiciaire.

Au-delà de l’aspect purement financier, l’impact sur la réputation du défendeur peut s’avérer désastreux, particulièrement dans les litiges commerciaux ou ceux impliquant des personnalités publiques. Une assignation en référé, même injustifiée, laisse souvent planer un doute sur l’intégrité ou la fiabilité du défendeur. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a reconnu, dans un arrêt du 12 octobre 2018, que « le préjudice d’image résultant d’une procédure abusive peut être indemnisé indépendamment de son issue ».

Quant au demandeur à l’origine d’une assignation injustifiée, il s’expose à plusieurs types de sanctions. La première est d’ordre procédural: le juge des référés peut rejeter sa demande et le condamner aux dépens conformément à l’article 696 du Code de procédure civile. Plus significativement, l’article 32-1 du même code prévoit que « celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile jusqu’à 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés ».

  • Condamnation aux dépens et frais irrépétibles (article 700 du CPC)
  • Amende civile pour procédure abusive (jusqu’à 10 000 euros)
  • Dommages et intérêts pour préjudice subi par le défendeur
  • Risque de poursuites disciplinaires pour l’avocat complice

La jurisprudence récente témoigne d’une sévérité accrue des tribunaux face aux assignations injustifiées. La Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 15 mars 2021, a condamné une société à verser 15 000 euros de dommages-intérêts à son adversaire pour avoir initié une procédure de référé manifestement infondée dans le seul but de retarder l’exécution d’un contrat. De même, le Tribunal judiciaire de Paris a prononcé, le 7 septembre 2022, une amende civile de 5 000 euros contre un demandeur dont l’assignation en référé constituait, selon les termes du jugement, « un détournement manifeste de la procédure d’urgence à des fins dilatoires ».

Stratégies de défense face à une assignation injustifiée

Face à une assignation en référé que l’on estime injustifiée, la mise en place d’une stratégie de défense efficace s’avère déterminante. La première étape consiste à analyser méticuleusement l’assignation pour identifier ses faiblesses intrinsèques. Cette analyse doit porter sur les conditions de recevabilité de la procédure de référé, notamment l’urgence, l’absence de contestation sérieuse et le caractère provisoire des mesures sollicitées.

L’argument le plus fréquemment invoqué pour contrer une assignation injustifiée repose sur l’absence d’urgence. La jurisprudence a établi que l’urgence ne se présume pas et doit être démontrée par des éléments concrets. Dans un arrêt du 11 décembre 2019, la Cour d’appel de Lyon a jugé qu' »une situation qui perdure depuis plusieurs mois sans que le demandeur n’ait jugé utile d’agir ne caractérise pas l’urgence requise pour la procédure de référé ». Le défendeur avisé mettra en lumière tout élément chronologique révélant l’absence d’urgence réelle.

La démonstration de l’existence d’une contestation sérieuse constitue une autre ligne de défense efficace. Le juge des référés ne peut trancher un litige nécessitant un examen approfondi des droits des parties. Ainsi, produire des éléments de preuve contradictoires, des analyses juridiques complexes ou des expertises techniques peut conduire le juge à se déclarer incompétent. La Cour de cassation, dans un arrêt du 5 mars 2020, a rappelé que « la compétence du juge des référés s’arrête là où commence l’examen d’une contestation sérieuse ».

Tactiques procédurales et arguments de fond

Sur le plan procédural, plusieurs tactiques peuvent être déployées. L’exception d’incompétence territoriale ou matérielle peut parfois être invoquée avec succès, notamment lorsque le demandeur a choisi une juridiction inappropriée dans l’espoir d’obtenir une décision favorable. Le défendeur peut également soulever des exceptions de nullité concernant l’assignation elle-même, si celle-ci ne respecte pas les formalités prescrites par les articles 55 et suivants du Code de procédure civile.

Une stratégie plus offensive consiste à formuler une demande reconventionnelle pour procédure abusive, fondée sur l’article 32-1 du Code de procédure civile. Cette demande doit être soigneusement argumentée, en mettant en évidence la mauvaise foi du demandeur ou sa légèreté blâmable. Le Tribunal judiciaire de Nanterre, dans une ordonnance du 18 juin 2021, a accueilli une telle demande en considérant que « l’assignation en référé visait manifestement à exercer une pression illégitime sur le défendeur dans le cadre de négociations parallèles ».

  • Contester l’urgence en démontrant l’absence de péril imminent
  • Soulever l’existence d’une contestation sérieuse nécessitant un débat au fond
  • Invoquer des exceptions de procédure (incompétence, nullités formelles)
  • Former une demande reconventionnelle pour procédure abusive

La préparation minutieuse du dossier de défense revêt une importance capitale. La constitution d’un dossier chronologique retraçant l’historique des relations entre les parties peut s’avérer déterminante pour démontrer l’absence d’urgence ou la mauvaise foi du demandeur. De même, la consultation préalable d’experts techniques ou de spécialistes du domaine concerné permettra de réunir des éléments probants pour établir l’existence d’une contestation sérieuse.

Enfin, l’attitude adoptée lors de l’audience peut influencer significativement l’issue de la procédure. Une présentation claire, structurée et concise des arguments de défense, accompagnée d’un dossier de plaidoirie bien organisé, permettra au juge d’appréhender rapidement les faiblesses de l’assignation. La courtoisie et le professionnalisme restent de mise, même face à une procédure que l’on estime abusive, car ils renforcent la crédibilité de la défense.

Le rôle du juge des référés face aux procédures injustifiées

Le juge des référés occupe une position particulière dans le système judiciaire français, exerçant une fonction de régulation face aux assignations injustifiées. Magistrat de l’urgence, il dispose de pouvoirs étendus pour apprécier la recevabilité des demandes qui lui sont soumises et sanctionner, le cas échéant, les abus procéduraux. L’article 484 du Code de procédure civile lui confère la mission de rendre des ordonnances provisoires qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou de faire cesser un trouble manifestement illicite.

Face à une assignation potentiellement injustifiée, le juge des référés procède à un examen préliminaire rigoureux des conditions de recevabilité. Il vérifie notamment la réalité de l’urgence invoquée, élément constitutif de sa compétence. La Cour de cassation a précisé, dans un arrêt du 7 février 2018, que « l’urgence s’apprécie objectivement et concrètement en fonction des circonstances de l’espèce ». Le juge n’est pas lié par la simple allégation d’urgence formulée par le demandeur et peut rejeter l’assignation s’il estime que cette condition fait défaut.

Le pouvoir d’appréciation du juge s’étend également à l’examen de l’absence de contestation sérieuse. Cette notion, aux contours parfois flous, a été progressivement précisée par la jurisprudence. Dans un arrêt du 14 novembre 2019, la Cour d’appel de Paris a considéré qu' »une contestation devient sérieuse lorsqu’elle nécessite un examen approfondi des droits des parties ou l’interprétation de clauses contractuelles ambiguës ». Face à une telle situation, le juge des référés doit se déclarer incompétent, renvoyant les parties à mieux se pourvoir au fond.

Pouvoir de sanction et régulation des procédures abusives

Au-delà de son pouvoir de rejet des demandes injustifiées, le juge des référés dispose d’un arsenal de sanctions pour dissuader les plaideurs téméraires. L’article 32-1 du Code de procédure civile l’autorise à prononcer une amende civile pouvant atteindre 10 000 euros contre l’auteur d’une action en justice abusive. Cette sanction, dont le montant a été significativement augmenté par le décret n°2020-1452 du 27 novembre 2020, témoigne de la volonté du législateur de renforcer la lutte contre les procédures dilatoires.

La condamnation aux dépens et aux frais irrépétibles constitue un autre levier à la disposition du juge. L’article 700 du Code de procédure civile permet d’allouer au défendeur une somme couvrant tout ou partie de ses frais d’avocat. La pratique judiciaire révèle que les montants accordés à ce titre sont généralement plus élevés en cas d’assignation manifestement injustifiée. Le Tribunal judiciaire de Bordeaux, dans une ordonnance du 3 mai 2022, a ainsi condamné un demandeur à verser 4 000 euros au titre de l’article 700, montant supérieur à la moyenne habituelle, en raison du « caractère manifestement abusif de la procédure engagée ».

Le juge des référés exerce également un contrôle indirect sur les pratiques des avocats. Bien que ne disposant pas d’un pouvoir disciplinaire direct à leur égard, il peut signaler au bâtonnier les comportements qu’il estime contraires à la déontologie professionnelle. L’article 10 du Règlement National Intérieur de la profession d’avocat impose en effet à ces derniers de s’abstenir de « multiplier les procédures abusives » et de « présenter des demandes manifestement vouées à l’échec ».

  • Rejet de la demande pour défaut d’urgence ou existence d’une contestation sérieuse
  • Prononcé d’une amende civile pour procédure abusive (jusqu’à 10 000 euros)
  • Condamnation à des dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1240 du Code civil
  • Allocation de frais irrépétibles majorés en cas d’abus caractérisé

La jurisprudence récente témoigne d’une sévérité accrue des juges des référés face aux assignations injustifiées. La Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 9 septembre 2021, a confirmé une amende civile de 5 000 euros prononcée contre un demandeur qui avait introduit une action en référé « sans fondement juridique sérieux et dans le seul but de retarder une échéance contractuelle inéluctable ». De même, le Tribunal judiciaire de Lyon, dans une ordonnance du 12 janvier 2022, a condamné un justiciable à 8 000 euros de dommages-intérêts pour avoir assigné en référé son adversaire « dans le cadre d’une stratégie d’intimidation judiciaire caractérisée ».

Vers une prévention efficace des assignations abusives en référé

Face à la multiplication des assignations injustifiées en référé, la prévention de ces pratiques abusives devient un enjeu majeur pour garantir l’efficacité et la crédibilité de notre système judiciaire. Plusieurs pistes de réformes et d’amélioration des pratiques peuvent être envisagées pour réduire ce phénomène préoccupant.

Le renforcement du filtrage préalable des assignations en référé constitue une première approche prometteuse. Certains tribunaux ont déjà mis en place des dispositifs expérimentaux permettant un examen sommaire des assignations avant fixation de l’audience. Le Tribunal judiciaire de Paris a ainsi instauré, depuis septembre 2021, une procédure de pré-examen des assignations en référé d’heure à heure, permettant au président de rejeter immédiatement celles manifestement dépourvues d’urgence. L’extension de ce mécanisme à l’ensemble des référés pourrait contribuer significativement à désengorger les tribunaux.

L’augmentation des sanctions financières contre les plaideurs téméraires représente un autre levier dissuasif. Si le plafond de l’amende civile a été porté à 10 000 euros par le décret du 27 novembre 2020, certains praticiens estiment que ce montant reste insuffisant face à des acteurs économiques puissants pour lesquels cette somme constitue un risque financier négligeable. Une modulation plus fine de cette amende, prenant en compte la capacité financière du demandeur et la gravité de l’abus, pourrait renforcer son caractère dissuasif.

Responsabilisation des acteurs et amélioration des pratiques

La formation et la sensibilisation des avocats aux risques liés aux assignations injustifiées représentent un axe de prévention fondamental. Les ordres professionnels pourraient renforcer les modules de formation continue consacrés à l’éthique procédurale et au devoir de conseil vis-à-vis des clients souhaitant engager des procédures en référé. La Conférence des Bâtonniers a d’ailleurs publié en mars 2022 un guide de bonnes pratiques rappelant que « l’avocat doit dissuader son client d’engager une procédure vouée à l’échec ou dépourvue de fondement juridique sérieux ».

L’amélioration de l’information juridique des justiciables contribuerait également à prévenir les assignations abusives. De nombreux demandeurs agissent par méconnaissance des conditions strictes encadrant la procédure de référé. Le développement de plateformes d’information juridique accessibles et pédagogiques, telles que celle mise en place par le Conseil National des Barreaux, permettrait aux justiciables de mieux évaluer la pertinence de leur recours à cette procédure d’urgence.

La promotion des modes alternatifs de règlement des conflits (MARC) constitue une voie prometteuse pour réduire le recours injustifié aux procédures de référé. La médiation et la conciliation offrent souvent des solutions plus rapides et moins coûteuses que la voie judiciaire. La loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 a renforcé le recours à ces dispositifs en prévoyant la possibilité pour le juge de proposer une médiation à tout moment de la procédure. L’instauration d’une tentative préalable obligatoire de règlement amiable avant toute assignation en référé pourrait être envisagée pour certains types de litiges.

  • Mise en place d’un filtrage préalable systématique des assignations en référé
  • Renforcement des sanctions financières contre les procédures abusives
  • Amélioration de la formation des avocats sur les conditions du référé
  • Développement des modes alternatifs de règlement des conflits

Des expériences étrangères peuvent inspirer notre système juridique. Au Royaume-Uni, la procédure de « summary judgment » permet au juge de rejeter immédiatement une action manifestement infondée, avec possibilité de condamner le demandeur à des frais majorés (« indemnity costs »). Aux États-Unis, certains États ont adopté des lois anti-SLAPP (Strategic Lawsuits Against Public Participation) permettant de sanctionner sévèrement les procédures judiciaires intentées dans le seul but d’intimider ou de faire pression sur un adversaire.

L’évolution des pratiques judiciaires montre que la lutte contre les assignations injustifiées en référé s’intensifie progressivement. La jurisprudence récente témoigne d’une vigilance accrue des tribunaux et d’une tendance à sanctionner plus sévèrement les abus. Cette dynamique vertueuse doit être encouragée et amplifiée par des réformes adaptées, afin de préserver l’équilibre délicat entre le droit fondamental d’agir en justice et la nécessaire protection contre les procédures téméraires ou malveillantes.