
Le régime du forfait fiscal suisse, officiellement nommé imposition d’après la dépense, constitue un mécanisme fiscal privilégié permettant aux ressortissants étrangers fortunés de s’acquitter d’un montant fixe d’impôts, indépendamment de leur fortune ou revenus mondiaux réels. Face aux pressions internationales et aux critiques internes concernant l’équité fiscale, ce dispositif a connu une transformation majeure lors de la réforme entrée en vigueur le 1er janvier 2016. Cette mutation significative du cadre juridique a redéfini les contours, conditions et modalités d’application du forfait fiscal, marquant un tournant dans la politique d’attractivité fiscale helvétique tout en s’adaptant aux exigences de transparence contemporaines.
Genèse et évolution historique du forfait fiscal suisse
Le forfait fiscal suisse trouve ses origines au début du XXe siècle. Initialement instauré par le canton de Vaud en 1862, ce mécanisme visait principalement à simplifier l’imposition des riches rentiers britanniques séjournant sur les rives du Léman. L’objectif était pragmatique : faciliter la taxation de personnes dont la fortune et les revenus étaient majoritairement situés à l’étranger, tout en garantissant des recettes fiscales stables pour les autorités locales.
Au niveau fédéral, le dispositif a été formalisé dans la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct (LIFD) et la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes (LHID). Pendant des décennies, le régime est resté relativement stable, attirant de nombreuses personnalités fortunées, notamment des artistes, sportifs et entrepreneurs internationaux.
La première mutation significative intervient en 1990 avec l’introduction de la notion de « contrôle ultime » qui impose que le montant du forfait soit au minimum équivalent aux impôts calculés sur certains revenus de source suisse. Cette mesure visait à garantir une imposition minimale équitable.
Face aux critiques grandissantes concernant les inégalités fiscales et sous la pression d’organisations internationales comme l’OCDE, une refonte majeure du système a été initiée en 2011. Le Conseil fédéral a proposé une réforme substantielle qui a abouti à la modification de la législation, entrée en vigueur le 1er janvier 2016.
Cette évolution historique témoigne d’un équilibre délicat que la Confédération helvétique a toujours cherché à maintenir entre attractivité fiscale et équité du système d’imposition. Le forfait fiscal représente ainsi un miroir des transformations de la politique fiscale suisse, naviguant entre tradition d’accueil des fortunes étrangères et adaptation aux normes internationales de transparence.
Les étapes clés de la transformation
La transformation du forfait fiscal s’est opérée à travers plusieurs étapes décisives :
- 2009 : Première initiative cantonale à Zurich aboutissant à la suppression du forfait fiscal dans ce canton
- 2012 : Échec de l’initiative populaire fédérale « Stop aux privilèges fiscaux des millionnaires »
- 2014 : Adoption par le Parlement suisse de la loi fédérale sur l’imposition d’après la dépense
- 2016 : Entrée en vigueur des nouvelles dispositions avec un délai transitoire de cinq ans pour les contribuables déjà soumis au régime
Ces évolutions successives ont progressivement façonné un dispositif plus rigoureux, répondant à la fois aux exigences d’équité fiscale et aux besoins de compétitivité internationale de la Suisse.
Cadre juridique actuel : les fondements de la réforme
La réforme du forfait fiscal s’est matérialisée par des modifications substantielles des bases légales régissant ce régime particulier. L’article 14 de la LIFD et l’article 6 de la LHID constituent désormais le socle juridique du dispositif redéfini. Ces textes établissent un cadre uniforme au niveau fédéral, tout en laissant une certaine marge de manœuvre aux cantons dans leur application.
Le principe fondamental demeure inchangé : substituer à l’imposition ordinaire sur le revenu et la fortune une imposition basée sur les dépenses du contribuable. Toutefois, les conditions d’accès et les modalités de calcul ont été considérablement renforcées.
Les conditions d’éligibilité au régime ont été précisées et resserrées. Pour bénéficier du forfait fiscal, il faut désormais :
- Ne pas posséder la nationalité suisse
- Être assujetti à titre illimité pour la première fois ou après une absence du territoire d’au moins dix ans
- Ne pas exercer d’activité lucrative en Suisse
La jurisprudence du Tribunal fédéral a apporté d’importantes clarifications sur la notion d' »activité lucrative en Suisse ». L’arrêt 2C_764/2010 du 4 décembre 2011 a notamment précisé que l’administration d’une société suisse peut, selon son intensité, être qualifiée d’activité lucrative incompatible avec le régime du forfait.
La réforme a introduit un seuil minimal pour la base de calcul de l’impôt. Ainsi, pour l’impôt fédéral direct, le montant déterminant ne peut être inférieur à sept fois le loyer annuel ou la valeur locative du logement du contribuable, ou trois fois le prix de la pension pour le logement et la nourriture. Pour les impôts cantonaux et communaux, un seuil minimal de 400’000 francs a été instauré, les cantons conservant la possibilité de fixer un montant supérieur.
Un autre aspect fondamental de la réforme concerne le calcul de contrôle. Ce mécanisme impose que l’impôt calculé sur la base des dépenses ne soit pas inférieur à celui qui résulterait d’une imposition ordinaire sur certains éléments de revenu, notamment :
- Les revenus immobiliers situés en Suisse
- Les revenus mobiliers de source suisse
- Les revenus pour lesquels le contribuable demande un dégrèvement d’impôts étrangers en vertu d’une convention contre les doubles impositions
Cette disposition vise à garantir une imposition minimale équitable, en évitant que le régime du forfait ne devienne un outil d’évasion fiscale déguisée.
La réforme a maintenu le principe de la territorialité fiscale, excluant du calcul les revenus de source étrangère, sauf si le contribuable sollicite l’application d’une convention fiscale. Cette caractéristique demeure l’un des avantages majeurs du système pour les détenteurs de patrimoines internationaux.
Implications pratiques pour les contribuables concernés
La redéfinition du forfait fiscal a entraîné des conséquences concrètes significatives pour les contribuables bénéficiant de ce régime. L’augmentation du seuil minimal d’imposition constitue l’impact le plus immédiat et tangible. Avec l’introduction d’un plancher de 400’000 francs pour la base de calcul au niveau cantonal, la charge fiscale s’est considérablement alourdie pour de nombreux bénéficiaires, notamment ceux résidant dans les cantons qui pratiquaient auparavant des seuils plus bas.
Pour les contribuables déjà soumis au régime avant 2016, un délai transitoire de cinq ans a été accordé, permettant une adaptation progressive aux nouvelles exigences. Cette période s’est achevée le 31 décembre 2020, date à laquelle l’ensemble des bénéficiaires du forfait fiscal sont passés sous le nouveau régime, indépendamment de leur ancienneté dans le système.
Les obligations documentaires se sont considérablement renforcées. Les autorités fiscales exigent désormais une documentation précise et exhaustive concernant le train de vie du contribuable, incluant :
- Les justificatifs de loyer ou d’acquisition immobilière
- Les preuves des dépenses courantes
- Les relevés bancaires attestant du niveau de vie
- Les déclarations relatives aux actifs détenus à l’étranger
Cette exigence accrue de transparence a modifié la relation entre l’administration fiscale et les contribuables forfaitaires, instaurant un contrôle plus rigoureux et systématique.
La question de la planification patrimoniale s’est considérablement complexifiée. Les conseillers fiscaux et gestionnaires de fortune ont dû adapter leurs stratégies pour tenir compte du nouveau cadre légal. L’optimisation fiscale passe désormais par une analyse fine des conventions fiscales internationales et une structuration adéquate des revenus étrangers.
La mobilité géographique des contribuables s’est accentuée, avec des déplacements stratégiques vers les cantons les plus favorables. Les cantons romands comme Vaud, Genève ou le Valais, traditionnellement attractifs pour les forfaitaires, ont vu leur position renforcée suite à l’abolition du régime dans certains cantons alémaniques comme Zurich, Bâle-Ville ou Schaffhouse.
Pour les nouveaux arrivants envisageant de s’établir en Suisse sous ce régime, le processus décisionnel s’est complexifié. La sélection du canton de résidence est devenue un élément stratégique majeur, nécessitant une analyse comparative approfondie des pratiques cantonales, notamment en matière de multiplicateurs appliqués au seuil minimal.
Témoignage d’adaptation : le cas des cantons touristiques
Les cantons à vocation touristique comme le Valais ou les Grisons ont développé des approches spécifiques pour maintenir leur attractivité malgré le durcissement du cadre légal. Ces juridictions ont mis en place des services d’accompagnement personnalisés pour les contribuables forfaitaires, facilitant leurs démarches administratives et offrant une sécurité juridique accrue via des accords préalables (rulings) détaillés.
Cette adaptation témoigne de la capacité du système fédéral suisse à maintenir une forme de concurrence fiscale interne, tout en respectant le cadre harmonisé imposé par la législation fédérale.
Analyse comparée internationale : positionnement du forfait fiscal suisse
La redéfinition du forfait fiscal suisse s’inscrit dans un contexte international marqué par une concurrence fiscale accrue entre juridictions cherchant à attirer les contribuables fortunés. Une analyse comparée révèle que malgré son durcissement, le dispositif helvétique demeure compétitif à l’échelle mondiale.
Le Portugal a introduit en 2009 le statut de « résident non habituel » offrant une exonération fiscale pendant dix ans sur certains revenus étrangers et un taux forfaitaire de 20% sur les revenus professionnels de source portugaise. Ce régime, initialement très attractif, a été progressivement restreint, notamment en 2020 avec l’introduction d’un taux de 10% sur les pensions étrangères auparavant exonérées.
L’Italie a lancé en 2017 un programme d’imposition forfaitaire pour les nouveaux résidents fiscaux fortunés, prévoyant un impôt annuel fixe de 100’000 euros, indépendamment du montant des revenus étrangers. Ce dispositif, directement inspiré du modèle suisse, témoigne d’une volonté de concurrencer frontalement le forfait helvétique.
Le Royaume-Uni maintient son régime des « non-domiciled residents » permettant, sous certaines conditions, de n’être imposé que sur les revenus rapatriés sur le sol britannique. Toutefois, des réformes successives ont limité l’attrait de ce statut, notamment en instaurant une taxe forfaitaire annuelle pour conserver ce privilège au-delà de sept ans de résidence.
Dans cet environnement concurrentiel, la Suisse se distingue par plusieurs avantages comparatifs :
- La stabilité politique et juridique garantissant une sécurité à long terme
- L’excellence des infrastructures et la qualité de vie exceptionnelle
- La confidentialité, bien que réduite, demeurant supérieure à celle de nombreuses juridictions
- La flexibilité du système fédéral permettant une adaptation aux besoins spécifiques des contribuables
La réforme du forfait fiscal suisse peut être interprétée comme une réponse stratégique aux évolutions internationales en matière de transparence fiscale. En redéfinissant son dispositif pour le rendre plus robuste et défendable face aux critiques, la Confédération helvétique a préservé l’essentiel de son attractivité tout en s’adaptant aux nouvelles normes internationales.
Les statistiques témoignent de cette résilience : malgré une légère diminution du nombre de bénéficiaires suite à la réforme (de 5’634 en 2015 à environ 4’800 en 2020), les recettes fiscales générées ont augmenté, atteignant plus de 800 millions de francs annuels, contre environ 700 millions avant la réforme.
Cette évolution démontre que le durcissement des conditions n’a pas fondamentalement remis en cause l’attractivité du dispositif, mais a plutôt conduit à une forme de sélection naturelle, concentrant le régime sur les contribuables les plus fortunés pour qui l’avantage fiscal demeure significatif malgré l’augmentation des seuils.
Convergence des régimes privilégiés
Un phénomène notable est la convergence progressive des différents régimes fiscaux privilégiés en Europe. Les juridictions s’inspirent mutuellement de leurs dispositifs, conduisant à une forme d’harmonisation de fait. Cette tendance pourrait à terme réduire les écarts d’attractivité entre pays et renforcer l’importance des facteurs non-fiscaux dans les choix de résidence des contribuables fortunés.
Dans cette perspective, les atouts traditionnels de la Suisse en matière de qualité de vie, d’infrastructures et de stabilité politique constituent des avantages compétitifs durables, indépendants des évolutions fiscales.
Perspectives d’avenir : entre pérennité et nouvelles adaptations
L’avenir du forfait fiscal suisse s’inscrit dans un équilibre délicat entre préservation de l’attractivité fiscale nationale et conformité aux standards internationaux en constante évolution. Plusieurs facteurs détermineront les contours futurs de ce dispositif emblématique de la fiscalité helvétique.
Les pressions internationales continuent de s’exercer sur les régimes fiscaux préférentiels. L’OCDE, à travers son projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), et l’Union européenne, via sa liste des juridictions non coopératives, maintiennent une vigilance accrue sur les dispositifs susceptibles de favoriser l’érosion fiscale. Bien que le forfait fiscal suisse ne soit pas directement visé par ces initiatives, centrées principalement sur la fiscalité des entreprises, l’évolution des normes internationales pourrait indirectement influencer son cadre d’application.
Sur le plan interne, les débats politiques restent vifs. Si l’initiative populaire de 2014 visant à abolir le forfait fiscal au niveau fédéral a été rejetée par 59,2% des votants, la question demeure présente dans le paysage politique suisse. Les partis de gauche, notamment le Parti socialiste et les Verts, continuent de critiquer ce qu’ils considèrent comme une inégalité de traitement entre contribuables suisses et étrangers.
Les cantons jouent un rôle déterminant dans l’évolution du dispositif. La suppression du forfait fiscal dans certains cantons alémaniques témoigne d’une fracture territoriale dans l’appréciation de ce régime. Cette dynamique pourrait se poursuivre, avec d’éventuelles nouvelles abolitions cantonales ou, à l’inverse, un renforcement des dispositifs d’accompagnement dans les cantons souhaitant maximiser leur attractivité.
L’évolution technologique et la numérisation de l’économie transforment les modes de vie et de travail des contribuables fortunés. La pandémie de COVID-19 a accéléré cette tendance, démontrant la possibilité de gérer des activités internationales à distance. Cette nouvelle réalité interroge la pertinence de certaines restrictions du forfait fiscal, notamment l’interdiction d’exercer une activité lucrative en Suisse, dans un contexte où les frontières entre activité nationale et internationale deviennent plus poreuses.
Face à ces défis, plusieurs scénarios d’évolution se dessinent :
- Un statu quo maintenant le cadre actuel, considéré comme un compromis équilibré entre attractivité et acceptabilité
- Un durcissement progressif des conditions, notamment via l’augmentation régulière des seuils minimaux d’imposition
- Une adaptation qualitative du régime, intégrant des considérations environnementales ou sociales dans son application
- Une refonte structurelle transformant le forfait fiscal en un dispositif d’accueil temporaire pour les fortunes internationales
La jurisprudence continuera de jouer un rôle majeur dans l’interprétation et l’application du cadre légal. Les décisions du Tribunal fédéral concernant notamment la qualification d’activité lucrative ou l’application des conventions fiscales internationales façonneront progressivement les contours pratiques du dispositif.
Innovations potentielles
Des innovations pourraient émerger pour moderniser le forfait fiscal et l’adapter aux enjeux contemporains. Certains experts suggèrent l’introduction d’une composante environnementale, avec des avantages fiscaux supplémentaires pour les contribuables investissant dans des projets durables en Suisse. D’autres proposent un système de crédit d’impôt pour les dépenses culturelles ou philanthropiques, alignant le régime forfaitaire avec des objectifs sociétaux plus larges.
La digitalisation de l’administration fiscale pourrait transformer la relation entre les contribuables forfaitaires et les autorités, avec des systèmes de déclaration simplifiés mais offrant une transparence accrue sur les flux financiers internationaux.
En définitive, l’avenir du forfait fiscal suisse dépendra de la capacité du système à continuer de se réinventer, préservant son essence attractive tout en s’adaptant aux exigences d’un monde en mutation. La tradition pragmatique helvétique laisse présager une évolution progressive plutôt qu’une rupture brutale, maintenant ce dispositif comme un élément distinctif de la fiscalité suisse dans le paysage international.