La liberté d’aller et venir suspendue : entre nécessité sécuritaire et protection des droits fondamentaux

La liberté d’aller et venir constitue un droit fondamental consacré par de nombreux textes nationaux et internationaux. Pourtant, ce pilier de notre État de droit peut faire l’objet de restrictions temporaires dans certaines circonstances exceptionnelles. Les crises sanitaires, les menaces terroristes ou les situations d’urgence ont ravivé les débats sur l’équilibre délicat entre sécurité collective et libertés individuelles. Cette tension permanente soulève des questions juridiques complexes sur les fondements, les limites et les garanties entourant la suspension de cette liberté fondamentale. Face à la multiplication des dispositifs restrictifs, il devient primordial d’analyser les mécanismes juridiques permettant ces suspensions et leurs conséquences sur notre modèle démocratique.

Les fondements juridiques de la liberté d’aller et venir et ses possibles limitations

La liberté d’aller et venir représente l’un des socles fondamentaux de notre système juridique. Cette liberté trouve son ancrage dans plusieurs textes majeurs du droit français. Le Conseil constitutionnel l’a consacrée comme un principe à valeur constitutionnelle dans sa décision du 12 juillet 1979, la rattachant aux articles 2 et 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Au niveau européen, l’article 2 du Protocole n°4 à la Convention Européenne des Droits de l’Homme garantit explicitement cette liberté fondamentale.

Toutefois, cette liberté n’est pas absolue et peut connaître des limitations. Ces restrictions doivent nécessairement répondre à plusieurs critères stricts pour être considérées comme légitimes. Elles doivent d’abord être prévues par la loi, respecter un objectif d’intérêt général et présenter un caractère proportionné. Cette proportionnalité s’évalue au regard de la gravité de la menace justifiant la restriction et de l’intensité de l’atteinte portée à la liberté individuelle.

Plusieurs dispositifs juridiques français permettent de suspendre temporairement cette liberté. L’état d’urgence, régi par la loi du 3 avril 1955, autorise notamment les assignations à résidence. L’état d’urgence sanitaire, créé par la loi du 23 mars 2020, a instauré un cadre spécifique pour faire face aux crises sanitaires majeures. Ces dispositifs exceptionnels s’ajoutent aux régimes de droit commun qui prévoient déjà certaines restrictions, comme les mesures de contrôle judiciaire ou les obligations imposées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État a progressivement précisé les contours de ces limitations. Dans sa décision n°2015-527 QPC du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a validé le principe des assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence, tout en imposant des garanties strictes. Le juge administratif exerce un contrôle approfondi sur ces mesures, vérifiant leur nécessité et leur proportionnalité.

Le double contrôle juridictionnel des mesures restrictives

Les restrictions à la liberté d’aller et venir font l’objet d’un double contrôle juridictionnel. D’une part, le juge constitutionnel vérifie la conformité des dispositifs législatifs aux principes fondamentaux. D’autre part, le juge administratif contrôle l’application concrète de ces mesures, pouvant les censurer en cas de disproportion manifeste. Cette complémentarité des contrôles constitue une garantie essentielle contre l’arbitraire.

Les limitations à cette liberté fondamentale doivent respecter un principe de temporalité. Elles ne peuvent être que provisoires et doivent cesser dès que les circonstances exceptionnelles qui les justifiaient ont disparu. Ce caractère temporaire constitue une garantie fondamentale contre la normalisation de l’exception.

L’état d’urgence et ses implications sur la liberté de mouvement

L’état d’urgence représente l’un des mécanismes les plus emblématiques permettant de restreindre la liberté d’aller et venir. Instauré par la loi du 3 avril 1955, ce régime d’exception a connu une application prolongée entre novembre 2015 et novembre 2017 suite aux attentats terroristes. Il confère aux autorités administratives, principalement aux préfets et au ministre de l’Intérieur, des pouvoirs exorbitants du droit commun pour faire face à des menaces graves contre l’ordre public.

Parmi les mesures restrictives de liberté, l’assignation à résidence figure comme l’une des plus contraignantes. Elle permet d’imposer à une personne de demeurer dans un lieu déterminé pendant une durée définie, généralement avec une obligation de pointage régulier auprès des services de police ou de gendarmerie. Durant l’état d’urgence post-attentats de 2015, plus de 400 personnes ont fait l’objet de telles mesures, parfois pendant plusieurs mois consécutifs.

L’instauration de zones de protection ou de sécurité constitue une autre restriction significative. Ces périmètres, délimités par arrêté préfectoral, peuvent interdire la circulation des personnes et des véhicules à certaines heures. Des couvre-feux peuvent être établis, limitant drastiquement la possibilité de se déplacer durant certaines plages horaires.

Le Conseil d’État a développé une jurisprudence substantielle sur ces mesures. Dans son arrêt du 11 décembre 2015 (Domenjoud), il a validé le principe des assignations à résidence tout en précisant les conditions de leur légalité. Le juge administratif vérifie systématiquement l’existence de raisons sérieuses de penser que le comportement de la personne constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics.

Le contrôle juridictionnel spécifique des mesures d’état d’urgence

Face aux risques d’arbitraire inhérents à ce régime d’exception, le législateur et la jurisprudence ont progressivement renforcé les garanties procédurales. Le juge des référés du tribunal administratif peut être saisi en urgence pour suspendre une mesure manifestement illégale. Ce recours, prévu par l’article L.521-2 du Code de justice administrative, doit être traité dans un délai de 48 heures.

L’intégration de certaines dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun, opérée par la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), a soulevé des préoccupations quant à la pérennisation de mesures initialement conçues comme exceptionnelles. Les périmètres de protection, les fermetures de lieux de culte et les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS) permettent désormais de restreindre la liberté de mouvement hors état d’urgence.

  • Les MICAS peuvent imposer de ne pas sortir d’un périmètre géographique déterminé
  • Elles peuvent exiger un pointage quotidien auprès des services de police
  • Elles autorisent l’interdiction d’entrer en relation avec certaines personnes

L’application prolongée de l’état d’urgence et la transposition de certaines de ses mesures dans le droit commun ont fait naître des inquiétudes concernant un possible glissement vers un état d’exception permanent. Cette évolution questionne l’équilibre traditionnel entre les impératifs de sécurité et la préservation des libertés fondamentales.

La crise sanitaire et les confinements : une restriction sans précédent

La pandémie de Covid-19 a entraîné des restrictions à la liberté d’aller et venir d’une ampleur inédite dans l’histoire récente. Le premier confinement, instauré par le décret du 16 mars 2020, a imposé une limitation générale et absolue des déplacements sur l’ensemble du territoire national. Cette mesure exceptionnelle s’est traduite par l’obligation pour chaque citoyen de demeurer à son domicile, sauf motifs dérogatoires strictement encadrés.

Face à l’absence de cadre juridique adapté à une telle crise, le législateur a créé un nouveau régime d’exception avec la loi du 23 mars 2020 instaurant l’état d’urgence sanitaire. Ce dispositif a confié au Premier ministre le pouvoir de restreindre ou d’interdire la circulation des personnes et des véhicules, de limiter l’accès aux transports collectifs et d’ordonner des mesures de quarantaine ou d’isolement.

Le système des attestations de déplacement a constitué la manifestation concrète de cette restriction généralisée. Chaque sortie du domicile devait être justifiée par un document officiel mentionnant l’un des motifs autorisés par décret. Les contrôles étaient assortis de sanctions pénales dissuasives, avec des amendes forfaitaires de 135 euros pouvant être majorées en cas de récidive.

Les restrictions ont connu plusieurs phases d’intensité variable. Après le confinement strict du printemps 2020, un déconfinement progressif a été mis en place, avant un nouveau confinement à l’automne 2020, puis l’instauration d’un couvre-feu national. Cette gradation des mesures restrictives illustre la recherche permanente d’un équilibre entre protection de la santé publique et préservation des libertés.

Le contrôle juridictionnel des mesures sanitaires restrictives

Le Conseil d’État a été rapidement saisi de nombreux recours contestant la proportionnalité des mesures de confinement. Dans son ordonnance du 22 mars 2020, il a validé le principe général du confinement tout en imposant certains ajustements, notamment concernant l’activité physique individuelle. Le juge administratif a exercé un contrôle de proportionnalité, mettant en balance la gravité de l’atteinte aux libertés et l’impératif de protection de la santé publique.

La Cour européenne des droits de l’homme a également été saisie de requêtes concernant les mesures sanitaires restrictives adoptées dans différents pays européens. Si elle n’a pas encore rendu de décision définitive sur les confinements français, sa jurisprudence antérieure reconnaît aux États une large marge d’appréciation en matière de santé publique, tout en exigeant le respect des principes de nécessité et de proportionnalité.

Les mesures sanitaires ont soulevé des questions juridiques inédites concernant les restrictions à la liberté d’aller et venir pour motif sanitaire. Contrairement aux restrictions liées à l’état d’urgence pour risque terroriste, qui ciblent des individus spécifiques, les confinements ont concerné l’ensemble de la population, indépendamment de tout comportement individuel à risque.

  • Restriction généralisée sans distinction entre les personnes
  • Justification fondée sur un risque collectif plutôt qu’individuel
  • Durée prolongée des mesures restrictives

Cette expérience a modifié notre rapport aux restrictions de liberté et pourrait influencer durablement le cadre juridique des futures crises sanitaires. La loi du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire a d’ailleurs pérennisé certains outils juridiques permettant de limiter les déplacements en cas de résurgence épidémique.

Les mesures judiciaires et administratives restrictives de liberté

En dehors des régimes d’exception, le droit commun prévoit de nombreuses mesures permettant de restreindre la liberté d’aller et venir. Dans le cadre judiciaire, le contrôle judiciaire constitue une alternative à la détention provisoire qui peut imposer diverses obligations limitant les déplacements. L’article 138 du Code de procédure pénale autorise notamment l’interdiction de quitter un territoire déterminé, l’obligation de pointage régulier auprès des services de police ou l’interdiction de paraître dans certains lieux.

Le bracelet électronique, utilisé dans le cadre de l’assignation à résidence sous surveillance électronique (ARSE) ou comme modalité d’exécution de peine, représente une restriction technologique de la liberté de mouvement. Ce dispositif permet de vérifier que la personne respecte l’obligation de demeurer dans un lieu déterminé pendant certaines plages horaires.

Dans le domaine administratif, diverses mesures peuvent restreindre la liberté de circulation. L’interdiction administrative de stade (IAS) interdit à certains supporters de se rendre dans des enceintes sportives ou à leurs abords. L’interdiction de sortie du territoire (IST), créée par la loi du 13 novembre 2014, peut être prononcée à l’encontre de personnes soupçonnées de vouloir rejoindre des groupes terroristes à l’étranger.

Les obligations de quitter le territoire français (OQTF) constituent une autre forme de restriction administrative de la liberté de circulation. Ces mesures, prononcées à l’encontre d’étrangers en situation irrégulière, peuvent s’accompagner d’une assignation à résidence pour prévenir le risque de fuite pendant la préparation du départ.

L’encadrement spécifique des mesures restrictives liées au terrorisme

La lutte contre le terrorisme a conduit au développement de mesures administratives restrictives de liberté spécifiques. Les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), inspirées des assignations à résidence de l’état d’urgence, permettent d’imposer diverses contraintes aux personnes représentant une menace particulièrement grave pour la sécurité et l’ordre publics.

Le Conseil constitutionnel a encadré ces dispositifs dans sa décision n°2017-691 QPC du 16 février 2018, en imposant des limites temporelles strictes et en exigeant que les mesures soient adaptées, nécessaires et proportionnées. La durée maximale des MICAS a été fixée à douze mois, avec un contrôle judiciaire renforcé au-delà de six mois.

À ces mesures s’ajoutent des dispositifs spécifiques applicables aux personnes condamnées pour terrorisme à l’issue de leur peine. Les mesures individuelles de surveillance (MICAS) et les mesures de sûreté peuvent imposer diverses obligations restrictives de liberté, comme l’interdiction de paraître dans certains lieux ou l’obligation de pointage régulier.

  • Obligation de déclarer son domicile et tout changement d’adresse
  • Interdiction de paraître dans certains lieux définis par l’autorité administrative
  • Obligation de présentation périodique aux services de police

Ces mesures soulèvent des questions juridiques complexes concernant la frontière entre prévention et répression. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs censuré en partie la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des condamnés terroristes, dans sa décision n°2020-805 DC du 7 août 2020, considérant que certaines dispositions portaient une atteinte disproportionnée à la liberté d’aller et venir.

Vers un nouvel équilibre entre sécurité et liberté de mouvement

L’évolution récente des dispositifs restrictifs de la liberté d’aller et venir révèle une tendance à la normalisation de l’exception. Les mesures initialement conçues pour répondre à des situations extraordinaires tendent à s’inscrire dans la durée et à intégrer progressivement le droit commun. Ce phénomène soulève des interrogations fondamentales sur la transformation de notre modèle juridique et sur les garanties nécessaires pour préserver l’État de droit.

Le principe de proportionnalité demeure la pierre angulaire de l’encadrement des restrictions à la liberté de mouvement. Ce principe exige une mise en balance permanente entre l’objectif poursuivi par la mesure restrictive et la gravité de l’atteinte portée aux droits fondamentaux. La jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État a progressivement affiné les critères d’évaluation de cette proportionnalité, imposant un contrôle de plus en plus rigoureux.

Les nouvelles technologies modifient profondément les modalités de restriction de la liberté de mouvement. La géolocalisation, la reconnaissance faciale ou les applications de traçage numérique offrent des possibilités inédites de surveillance et de contrôle des déplacements. Ces innovations soulèvent des questions juridiques nouvelles concernant le respect de la vie privée et la protection des données personnelles, comme l’a montré le débat autour de l’application TousAntiCovid pendant la crise sanitaire.

Face à la multiplication des régimes d’exception et des mesures restrictives, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) préconise un renforcement des garanties procédurales et du contrôle juridictionnel. Dans son avis du 28 janvier 2021, elle recommande notamment de limiter strictement la durée des régimes d’exception et de prévoir systématiquement des clauses de caducité automatique (sunset clauses).

Les perspectives internationales et comparées

L’analyse comparée des restrictions à la liberté de mouvement dans différents pays révèle des approches variées. Certains États, comme l’Allemagne, privilégient un contrôle juridictionnel préventif renforcé, tandis que d’autres, comme le Royaume-Uni, ont développé des mécanismes de contrôle parlementaire approfondi des mesures d’exception.

La Cour européenne des droits de l’homme joue un rôle croissant dans l’encadrement des restrictions à la liberté d’aller et venir. Sa jurisprudence dégage progressivement des standards communs applicables aux États membres du Conseil de l’Europe. Dans l’arrêt De Tommaso c. Italie du 23 février 2017, elle a précisé les garanties minimales devant entourer les mesures de surveillance spéciale limitant la liberté de mouvement.

Le droit international des droits de l’homme reconnaît la possibilité de déroger temporairement à certaines obligations en cas de danger public exceptionnel, tout en maintenant un noyau dur de droits indérogeables. L’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques encadre strictement ces dérogations, exigeant leur notification au Secrétaire général des Nations Unies et leur limitation au strict nécessaire.

  • Exigence de notification internationale des mesures dérogatoires
  • Principe de non-discrimination dans l’application des restrictions
  • Maintien des garanties fondamentales contre l’arbitraire

L’avenir de la liberté d’aller et venir dépendra largement de notre capacité collective à inventer de nouveaux équilibres entre les impératifs de sécurité et la préservation des libertés fondamentales. Cette recherche permanente d’équilibre constitue l’un des défis majeurs de notre système juridique contemporain, confronté à des menaces protéiformes et à des crises de nature diverse.